carlorffPar l'intermédiaire d'un bouquiniste de Würtzbourg, Carl Orff entra, le jeudi 1934, en possession d'un recueil de poèmes médiévaux, intitulé Carmina Burana.

C'est en 1847 que le bibliothécaire de la cour de Munich Johann Andreas Schmeller avait publié cette anthologie qui se base sur un manuscrit probablement rédigé entre 1220 et 1250 en Styrie ou au Tyrol du Sud, et qui fut découvert en 1803 au couvent de Benediktbeuren. C'est également à Schmeller que l'on doit le titre du recueil, Carmina Burana (Chants de Beuren).
Le manuscrit contient, classés par ordre thématique, plus de 200 chansons et poèmes en bas latin, en moyen haut allemand et en vieux français, ainsi qu'un certain nombre de strophes réunissant ces différentes langues. À côté de scènes religieuses ainsi que d'attaques en règles contre la décadence des mœurs et la corruption des pouvoirs publics et du clergé, figurent des textes, qui célèbrent avec verdeur et sensualité le plaisir de manger, de boire, de jouer et d'aimer.

Carl Orff avoua qu'en bon Bavarois, il s'était senti si profondément touché par « le rythme entraînant et le caractère imagé de ces poèmes, et tout autant par la musicalité riche en voyelles et la concision unique de la langue latine » qu'il commença spontanément à mettre en musique quelques pièces. Conseillé dans le choix et l'étude des documents par l'archiviste Michael Hofmann, il ne se contenta pas d'établir rapidement la structure du texte : « En quelques semaines, toute mon œuvre fut "jouable", de sorte qu'au début du mois de juin, je pus me mettre en route pour aller voir mon éditeur. Je n'avais pour base de mon exécution qu'un texte tapé à la machine. La musique était tellement achevée et vivante en moi que je n'avais pas besoin du soutien d'une partition. »

Lors de la création, le 8 juin 1937, à l'Opéra de Francfort sous la direction de Bertil Wetzelsberger, les Carmina Burana - Chansons profanes pour solistes et chœur avec accompagnement instrumental et tableaux, puisque tel était désormais le titre de cette œuvre, connurent un accueil triomphal et se virent rapidement ouvrir les portes des opéras, des salles de concerts ainsi que des salles de fêtes des universités et des écoles du monde entier. Après la répétition générale, Carl Orff alla trouver son éditeur pour lui faire cet aveu, souvent cité : «Vous pouvez mettre au pilon tout ce que j'ai écrit jusqu'à présent et que vous avez malheureusement imprimé. Mes œuvres complètes commencent avec Carmina Burana.» Une analyse plus approfondie des œuvres qu'Orff composa avant 1937 révèle néanmoins que le compositeur avait déjà travaillé à la stylistique des Carmina Burana avec un esprit de suite et une cohérence remarquables.

La carrière d'Orff a débuté en 1915, date à laquelle il fut nommé maître de la chapelle des Kammerspiele de Munich. À son retour de la Première Guerre mondiale, il se vit confier des postes semblables à Mannheim et à Darmstadt. En 1924, il fonda avec Dorothée Günther la « Güntherschule » de gymnastique, danse et musique, et se laissa très tôt fasciner par les forces élémentaires du rythme. En s'inspirant de Bartók et de Stravinsky, il rechercha l'expression archaïque et folklorique, simplifia son langage musical, allant jusqu'à frôler l'univers magique et cultuel. Les adaptations qu'il effectua d'œuvres scéniques anciennes telles l'Orfeo de Monteverdi, et la quête de relations entre le mouvement corporel et la motricité rythmique le conduisirent, dans les Carmina Burana, à la fois vers une « œuvre scolaire » à visées pédagogiques, interprétées sur des instruments primitifs, et vers une fusion scénique de la musique, du verbe et du geste.

Contrairement à ses contemporains Prokofiev, Hindemith, Milhaud ou Karl Amadeus Hartmann, Orff resta attaché à des moyens stylistiques apparemment dépassés, qui pouvaient le faire passer pour un compositeur rétrograde, un simple épigone. Face aux résultat d'un Debussy ou du vérisme italien, et aux expériences d'un Schoenberg, d'un Berg ou d'un Webern, la domination d'une mélodie diatonique et d'une harmonie majeur-mineur claire, l'utilisation de techniques d'ostinato, l'empreinte de vastes surfaces sonores, le refus de tout contrepoint et la restriction au chant strophique paraissent effectivement relever du plus strict conservatisme. Cependant, cette réduction dissimule une esthétique intentionnelle, qui n'accorde à la musique qu'une fonction « ancillaire » au sien d'une œuvre d'art totale, et ne lui consent de légitimité véritable qu'en relation avec l'espace et la représentation visuelle. Le traitement qu'Orff fait subir à l'orchestre traditionnel est par contre d'une nouveauté révolutionnaire : complété par deux pianistes et cinq percussionnistes, il acquiert un timbre métallique et martelant. Le son fragmenté et la parfaite limpidité de ses diverses composantes s'y substituent au fondu romantique.
Les 24 numéros de l'œuvre - ils sont encadrés par une invocation grandiose et vigoureuse à Fortuna, la déesse de la destinée et de la chance, sur un fond de percussions retentissantes - s'articulent en trois grands complexes thématiques : le printemps, la taverne et l'amour. C'est d'abord la gaieté bucolique du printemps qui est évoquée dans l'unisson d'une litanie, avant le rapprochement de l'éclosion de la nature et de l'éveil de l'amour, et l'appel joyeux de l'amour lancé par des cloches carillonantes. Dans sa section médiane avec son duo de flûte et de timbales, la danse orchestrale « Uf dem Anger », marquée par les changements de mesure, renoue avec un ancien usage populaire de Bavière, l'air de danse, avant que la plainte des jeunes filles en moyen-haut allemand mâtiné de bas latin, « Floret silva nobilis », ne poursuive ces rythmes changeants sur le plan vocal. La coquetterie des jeunes filles (« Chramer, gip die varwe mir »), soulignée par des sons de grelots - elles ont décidé d'envoûter les hommes par un savant maquillage - ne suscite chez ceux-ci que des commentaires narquois. Le dialogue en plusieurs parties cède ensuite la place à l'invocation bachique à la «Reine d'Angleterre» : d'après les recherches les plus récentes, il devrait s'agir d'Aliénor d'Aquitaine, épouse du roi Henri II d'Angleterre, et dont les intrigues amoureuses sont entrées dans la légende.
Un esprit théâtral incontestable émane de la deuxième partie de l'œuvre, intitulée « In Taberna ». Elle commence par une confession satirique et, avec un plaisir effréné, professe la « pravitas », la conduite impie. La voix de fausset du cygne qui rôtit dans la poêle offre une parodie du ténor buffo; dans un discours d'ivrogne, le saint patron du jeu de dés se présente, et se proclame abbé du pays de Cocagne; cette scène de ripailles culmine dans un chœur d'hommes entraînant, qui, avec une augmentation progressive du nombre de voix, célèbre le plaisir de boire dans une exubérance orgiaque.
Dans la troisième partie, la « Cour d'amours », s'imposent l'innocence feinte et le raffinement, la plainte amoureuse et la quête de l'amour, tandis que le « Si puer cum puellula » des hommes (un poème érotique d'une franchise crue), a capella, se voit attribuer une place équivalente dans le « In trutina », le tendre aveu amoureux de la dame à son chevalier. L'hymne à Hélène et à Vénus se termine sur la reprise du vigoureux chœur initial, construit sur un ostinato. Cette répétition symbolise la roue du destin qui tourne sur elle-même; Orff l'avait découverte sous forme de miniature dans le recueil des Carmina Burana.
Uwe Kraemer
Traduction : Odile Demange