Tâche bien délicate que celle d'illustrer la quatrième dimension de notre univers choral.

Allions-nous éluder l'exercice ou délaisser le picrate pour tremper notre plume dans quelque liquide plus mielleux ? Les avis étaient partagés dans les rangs de nos détracteurs, dont d'aucuns avaient subodoré chez nous des accointances avec ce pupitre d'élite. A tort évidemment, car notre possible indulgence, encore bien incertaine aux premières lignes de cette page, ne pourrait relever que du sens de cette justice immanente que nous avons vocation d'incarner, et non d'un quelconque sentiment d'appartenance.

Soutenir que ce pupitre incarne en nos phalanges la grâce et la légèreté relève, convenons-en, de l'utopie. Comme le gros hélicon, qui illustre à la fanfare une certaine pataude bonhomie, la basse mène généralement les tempi en des embourbements où elle seule semble se complaire. Et ce de son pas traînant que rien n'arrête, d'où l'expression de "basse continue" voire de "basse obstinée".

D'aucuns prétendent aussi que la basse baisse, faisant perdre des commas précieux au chœur dont elle constitue le fondement harmonique. Nous fréquentâmes en effet longuement une basse, archétype du genre, qui chantait gravement et nous lançait paternellement à chaque mesure les signes appuyés d'un auto-stoppeur désespéré, nous invitant à un soutien tonal qui, appliqué à la lettre, eût tôt fait de nous un contre-ténor. Nous en épousâmes la sœur, convaincu sans doute qu'il passerait à nos héritiers futurs un peu de cette mâle rectitude.

Quand il s'agit de pratiquer la grâce sautillante, la basse peut en effet rencontrer certains problèmes. Devant chanter "Il estoit une fillette", une basse noble de notre connaissance convint volontiers des impératifs de volatile agilité et de véloce délicatesse que la chose requérait... pour donner illico à la belle enfant "voulant savoir le jeu d'amour" les allures d'une matrone éléphantesque bouffie de graisse et percluse d'arthrose.

Mais la moquerie est facile. Combien de fois le chœur ne s'esclaffe-t-il pas aux invectives peu chrétiennes, voire au lazzi que les chefs infligent à ces besogneux fantassins de l'armée chorale ? Avec un brin de lâcheté, car il les sait bons garçons : là où le ténor se serait dressé sur ses ergots, la crête rougeoyante, exigeant réparation, notre confrère sourit benoîtement, laissant passer l'orage. Benoîtement et non bêtement, précisons bien, car si la basse passe pour n'avoir pas inventé le fil à couper le beurre, son pragmatique bon sens et une philosophie teintée d'optimisme et de résignation lui apportent dans la vie des consolations bien utiles.

N'oublions pas non plus que la basse a en musique de rares lumières, usant même de partitions hermétiques au profane, frappées qu'elles sont de la fameuse clé de fa. On verra dans ce symbole du pupitre, en se bornant aux images que la morale autorise, soit l'accroche-cœur qui rend la basse si séduisante, soit la forme même de l'abdomen, qui participe si bien au confort de sa personne. Nos premiers balbutiements solfégiques, qui eurent pour cadre la chorale, nous valurent ainsi des portées personnalisées dont nous n'étions pas peu fier. et si l'appétit d'autres couinements nous familiarisa plus tard avec la clé de sol, nous gardons un attachement ému pour ce signe qui fait d'un la un do, d'un mi un sol, et une basse d'un homme ordinaire.

Mais comment devient-on cet être d'exception ? Par paresse, diront certains, et il est vrai qu'il est moins fatigant et moins périlleux de marmonner dans le grave que de se péter la glotte en altitude. Nous l'avons souvent dit : rares sont les membres d'un pupitre, quel qu'il soit, à pouvoir en revendiquer l'appartenance naturelle et exclusive. Et rarissimes sont hélas les chanteurs dont les organes sépulcraux évoluent avec ampleur et élégance dans les profondeurs abyssales de l'échelle hertzienne.

Dès qu'on quitte le bas de la portée, la musique se fait vite borborygme, la note éructation, bref le chant des sirènes se mue en pet de mammouth.

La basse dispose toutefois d'un avantage concurrentiel énorme : la consommation décidée et si possible prolongée loin dans la nuit de ces liquides brunâtres et mousseux chers aux ordres monastiques lui donne aisément une tierce de rabiot. Rebroff de banlieue, cosaque de la Berwinne, il pourra alors faire sonner quelque mâle mi bémol, et ses consœurs se retourneront, rêveuses, ambitionnant sans doute de détourner à leur profit le fleuve de testostérones qui a pu faire fleurir tant de virilité...

Mais tous les goûts sont dans la nature, et les vrais amateurs trouveront à coup sûr leur bonheur. N'ont-ils pas le choix entre la basse chantante (le Filippo de Don Carlo), la basse bouffe (le Don Bartolo du Barbier) et la basse profonde (Sarastro), qui confine à une espèce encore peu connue, le cul de basse fosse. Et si le baryton Figaro est occupé, il leur reste la basse de viole, qui applique des principes de séduction plus énergiques, le sportif (la basse-cour), ou même l'agent secret (la basse chiffrée)...